TRIBUNE – Dans Les linguistes atterrées. Le français va très bien, merci, un texte publié chez Gallimard (collection «Tracts»), un collectif d’auteurs et de professeurs affirment notamment que «le français n’existe pas» et attaquent l’Académie française. Jean Pruvost, linguiste et professeur émérite, leur répond dans une tribune cosignée par une vingtaine de spécialistes et amoureux du français.

Il y a des titres perturbants. Pour les typographes, pour le corps enseignant dévoué auprès de ses élèves, pour le public amoureux de la langue française. On n’y prend pas garde mais, sur la première de couverture du «Tracts» n°49 chez Gallimard, avoir affiché en guise de titre «Les linguistes atterrées», l’adjectif étant doté d’un e final grisé – une nouveauté inclusive inapplicable -, suffirait à démentir le sous-titre: «Le français va très bien, merci». Cette sèche formule de politesse sonnant comme: «Il n’y a rien à ajouter.» Une soixantaine de pages vont cependant suivre…

«Tracts», collection passionnante chaque fois qu’elle offre le point de vue d’une personnalité, se prête mal au collectif lorsque, dès les premières lignes, le discours tenu laisse croire qu’un petit groupe s’exprime au nom de tous les linguistes. De quel droit? Ainsi: «Nous, linguistes, sommes proprement atterrées…», atterrés que d’autres puissent s’inquiéter pour la langue française et ne pas participer à une euphorie laissant croire que l’anglicisation, l’orthographe et l’écriture inclusive ne seraient que des préoccupations d’ignorants ou de vieux conservateurs, voilà qui reste un tantinet méprisant. On se souvient alors de la formule: «C’est nous les savants!», lue chez Anatole France, alias Pierre Nozière, dénonçant le fait d’assimiler tous ceux qui pensent différemment à des égarés. Et de retrouver ce manichéisme avec la formule pompeuse des «scientifiques de la langue», supposés nous expliquer les bienfaits des pronoms non genrés, les vertus des graphies inclusives, suggérant au choix étudiant.e.s ou étudiant.es pour «dépasser le binarisme du genre grammatical».

En bon principe, les «scientifiques» devraient observer, analyser sans exclure et rendre compte de tous les points de vue. Certes, il est juste d’affirmer que toute langue a une histoire et on apprécie aussi que soit souligné combien «la langue est un pouvoir», et les langues «soumises à des règles», mais pourquoi alors fustiger le questionnement légitime: «Est-ce que c’est correct?» Quel étonnement de lire comme si ce n’était plus à enseigner que «le participe passé avec l’auxiliaire avoir tend à devenir invariable»: la lecture de la presse suffit à constater qu’il n’en est rien. C’est comme si on affirmait que l’infinitif et le participe passé tendent à se confondre, la faute existant dans les copies. À ce train-là on peut supprimer l’enseignement de l’orthographe…

Ne devrait-on pas penser en toute modestie que si Molière est devenu un symbole, c’est peut-être parce qu’il nous rassemble et continue de nous enrichir ?

Il n’est pas inintéressant de lire que parfois «la forme correcte d’aujourd’hui est souvent la faute d’hier», en donnant l’exemple du fromage se disant initialement formage. À dire vrai, c’est presque un contre-exemple: quel professeur ne corrigerait pas gentiment cette graphie d’hier dans un texte d’aujourd’hui? Personne par ailleurs ne prend au pied de la lettre la périphrase assimilant le français à «la langue de Molière», et l’anglais à «la langue de Shakespeare». De là à «traduire Molière», il y a un pas. Assimiler jocrisse ou transport – la vive émotion – à des archaïsmes, c’est nier leur existence dans le registre de langage soutenu. Ne devrait-on pas penser en toute modestie que si Molière est devenu un symbole, c’est peut-être parce qu’il nous rassemble et continue de nous enrichir?

Inutile de nous infantiliser avec des «Eh oui, la prononciation aussi a changé»: personne ne contredira qu’il faut «étudier la langue de Molière», ce que font chaleureusement les professeurs. Avouons-le, on apprécie que dans les suggestions ponctuant chaque chapitre, intitulées «Et si?», soit abandonné le ton «donneur de leçon».

«Le français n’existe pas»… Effet de manches sans doute, car pour l’expliquer est mis en œuvre un français accessible à tous les francophones. Tout le monde sait que des variantes existent d’un pays à l’autre mais en quoi avancer que rencontrer «je vas» au Québec est un argument pour ne pas enseigner «je vais» là où c’est la norme?